Une histoire qui se répète
L'industrie du métal
Je ne peux qu'imaginer l'enthousiasme du premier forgeron qui s'aperçu que, chauffant le métal, il pouvait lui donner toutes sortes de formes. Il devait savoir qu'il allait changer la vie de ses congénères, en leur fournissant des outils pour faciliter leur travail, des fournitures pour améliorer le confort de la vie quotidienne, des protections contre les dangers.
Ce savoir s'est largement diffusé et, avec cette diffusion, il s'est enrichi des essais de tous les autres humains qui ont été séduits par cette voie.
L'industrialisation de la forge a entraîné une modification des techniques et des objectifs de production. L'or, le platine, le fer, d'abord martelés à froid pour produire des bijoux, ont ensuite été chauffés pour faciliter leur travail. Une facilitation qui a permis de produire d'autres objets, et notamment, des armes.
Alors quand les grandes guerres antiques ont éclatés, l'industrie du métal a changé. De plus en plus de forges, de forgerons et de fours à métaux étaient nécessaires pour suivre la cadence imposée par les champs de bataille.
De rares forgerons ne prirent pas part à cette frénésie, préférant continuer à travailler des bijoux ou des objets du quotidien, avec des outils obsolètes au regard de l'industrie martiale. La pénibilité de leur travail fut accrue, l'intérêt pour leurs productions fut réduit, car moins compétitifs que les industries métalliques de masse des grandes cités humaines. Le forgeron devint tout à la fois le métier le plus essentiel de la chose martiale, et un métier d'artisanat dans les campagnes.
Le ferrage
Autre travailleur bouleversé par l'industrie, subsistant toutefois encore aujourd'hui sous la forme d'un artisanat, mais autrefois essentiel au bon fonctionnement de la civilisation humaine : le maréchal-ferrant.
À une époque, pas si lointaine (moins de 200 ans), où le cheval était encore le moyen de transport de personnes le plus utilisé, empruntant toutes sortes de routes, boueuses ou pavées, c'est le maréchal-ferrant qui s'assurait de l'entretien de nos fidèles montures, et les rendait capable de traverser les terrains par lesquels on souhaitait passer.
Mais avec l'avènement des véhicules motorisés, permettant de transporter des charges plus lourdes sur de plus longues distances, beaucoup plus rapidement et sur une grande variétés de terrains, le métier devint obsolète. On comptait déjà 250 000 automobiles sur les "routes" en 1907, et plus de 300 millions en 1975. Devant un tel succès, le cheval a été relégué à un animal agricole, ou de loisir pour citadins en manque de nature.
Le métier de maréchal-ferrant est alors devenu un artisanat. Une poignée de gens sont encore capables de le faire, mais ils le font avec passion et rigueur. Une passion et une rigueur peut-être absentes chez la plupart des fabriquant automobiles...
La pierre
Dernier exemple pour illustrer mon postulat : le travail de la pierre. Qui réalise encore des sculptures en pierre, sinon les artistes et les artisans ? Sans même parler de l'industrie lithique qui a précédé l'Âge du Fer, parlons du Moyen-Âge, où la production de pierre de maçonnerie a été la plus importante dans l'histoire de la civilisation humaine.
Tout le monde voulait de la pierre : pour les cathédrales, les palais royaux, mais aussi en ville, et même pour des demeures plus modestes.
Le Moyen-Âge, et dans certains cas même avant, fut à l'origine des plus belles et des plus robustes constructions en pierre. Le travail de la pierre avait atteint un niveau de précision tel qu'encore aujourd'hui, on se demande parfois comme ils ont fait. Constatons nos difficultés à comprendre comment les Pyramides ont été érigées, ou comment le béton romain durcirait avec le temps.
Aujourd'hui, nous employons d'autres matériaux de construction, tels que les briques, les parpaings, le bois. Des matériaux faciles à produire en d'énormes quantités, peu chers, dont l'aspect esthétique importe peu puisqu'ils seront toujours cachés derrière un parement, et finalement impersonnels. Des matériaux qui, certes, ont d'autres qualités, notamment en terme d'isolation. Des qualités face auxquelles la pierre peut difficilement rivaliser.
Alors, très vite, le métier de tailleur de pierre n'était plus le métier le plus important de son industrie d'origine. C'est devenu un artisan, qu'on appelle pour des projets spécifiques, nécessitant des connaissances spécifiques, une rigueur perdue, un talent particulier.
Vers l'artisanat du développement
Je crois que nous avons atteint ce point où le métier de développeur en est là. Nous sommes des millions à exercer ce métier, et nous sommes beaucoup à nous penser en fin de course. Je vois beaucoup de témoignages sur Internet, en ce moment, de développeur se pensant en fin de carrière. Des développeurs qui, comme moi, ont commencé quand il y avait tout à faire. Quand les projets avaient du sens, parce que l'industrie naissait.
Mais aujourd'hui, l'industrie du développement est à son paroxysme. Les applications sont tout à la fois disponibles en quantité ahurissante et pauvres d'intérêt. Les projets apportant une réelle plus-value sont peu nombreux, et survivent, parfois difficilement.
Comme le forgeron, le maréchal-ferrant et le tailleur de pierre en leur temps, nous constatons que notre métier n'a plus la même valeur qu'auparavant. Nous voyons l'industrie s'en être emparé, l'avoir transformé pour des usages hostiles aux utilisateurs, et nous ne voulons plus en être des contributeurs actifs. Nous sommes en quête de sens à notre propre métier, celui auquel nous avons dédié nos vies, celui qui nous a donné nos lettres de noblesse.
Alors, nous devons nous préparer, pour que "développeur" devienne un métier d'artisanat, plutôt qu'un métier oublié. Un artisanat comme ceux que j'ai mentionné dans cet article : auréolé de sentiments positifs, inspirant la rigueur, le travail d'exception, personnel, reconnaissable.
Nous n'échapperons pas à l'industrialisation ; nous y sommes même déjà confrontés puisque nous sommes déjà en quête de sens dans nos carrières professionnelles. Ceux qui resteront ancrés dans l'industrialisation devront en embrasser les principes de production impersonnels, fades, peu attrayant et sans valeur ajoutée mais attirant de gros volumes de clients. Les autres disparaîtront (changeront de carrière) ou deviendront artisans.
Nous sommes dans cette époque charnière, où l'industrie est à l'affût d'une technologie qui va profondément changer le métier. On le voit dès qu'une Intelligence Artificielle remue un peu : les poids lourds de l'industrie sont sur le qui-vive, se lancent - parfois avec pertes et fracas - et espèrent une transformation radicale et inattendue, comme essayant de violer la sérendipité pour faire avancer les choses plus vite, et mettant en danger le métier de développeur au profit de solutions moins coûteuses, voire sans aucune maintenance.
Mais le danger n'est pas là, ce n'est qu'une transformation de la société qui s'est déjà vue par le passé. Le danger, c'est de ne pas anticiper cette transformation.
La réponse à cette anticipation ne peut être qu'individuelle : ferez-vous le choix de changer de carrière, ou de transformer le métier de développeur en artisanat, comme tant d'autres professions ont réussi à le faire ?