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L'écriture est souvent mise en avant pour justifier notre position d'espèce dominante, ou en tout cas, "avancée". En effet, sur Terre, nous sommes la seule espèce à être capable d'écrire et donner un sens à nos écrits. Elle constitue une représentation visuelle de notre pensée : elle dépend donc de notre capacité à l'abstraction1, dont on peine encore à déterminer si d'autres espèces en sont capables, soit qu'on n'ait pas encore su comment procéder pour le découvrir, soit que trop peu de recherches soient disponibles. En tout état de cause, si certaines espèces peuvent effectivement être douées d'une certaine forme d'abstraction, nous restons la seule à utiliser l'écriture de façon courante.
C'est un outil dont nous nous sommes dotés pour pallier aux limites du langage verbal. L'écriture permet notamment le stockage d'informations de façon intemporelle. C'est pour cette raison que l'écriture est généralement considérée comme la technologie séparant la Préhistoire (qui précède l'Histoire) et l'Histoire, celle qui peut être écrite, lue, et surtout, sauvegardée.
L'écriture nécessite un certain nombre de compétences et de caractéristiques physiques. Outre la capacité intellectuelle (philosophique) d'abstraction, il faut également être capable de produire physiquement les graphèmes2 (autrement dit, les tracer), les lire (donc être en capacité sensorielle de les percevoir), et les comprendre. Or, ces graphèmes sont en relation étroite avec les différentes cultures humaines, et est donc un outil créé par l'Humain, et pensé pour l'Humain. Chaque culture utilise ses propres graphèmes, et encore aujourd'hui subsistent différents systèmes d'écriture. Au sein-même de l'espèce, donc, persistent les problèmes de compréhension et d'interprétation de l'écriture.
Sans universalité, point d'évolution, et nos systèmes d'écriture, quoique tendant vers un regroupement (graphèmes latins, cyrilliques, arabes, etc.), restent multiples (y compris à l'échelle de cultures spécifiques, tels que hiragana, katakana, kanji et romaji rien qu'au Japon), donc non-universels, donc primitifs.
Quelle que soit sa culture de provenance, notre écriture présente une limitation majeure : elle est linéaire. De gauche à droite (ou l'inverse), de bas en haut. Il n'y a ni profondeur ni arborescence. Elle est par conséquent intimement liée au temps, lui aussi linéaire3. En effet, et malgré son attrait principal dont j'ai parlé avant, celui d'être intemporelle - dans le sens où, une fois écrite, une histoire peut être lue plus tard et par n'importe qui, au contraire d'une conversation verbale que seuls les interlocuteurs peuvent garder en mémoire - l'écriture est une affaire de temps : ce n'est que parce que le temps avance qu'on est en mesure d'écrire, ou, plus exactement, écrire nécessite de se plier aux règles du temps, et donc de la physique.
Plus concrètement, il est impossible pour nous aujourd'hui de représenter notre pensée de façon instantanée. On doit prendre le temps de l'écrire (ou, plus généralement, de l'exprimer). Or, écrire et lire certaines représentations de notre pensée peut être fastidieux, même pour des concepts simples, en particulier si l'on considère communiquer avec une autre culture, voire une autre espèce.
Par exemple, si vous ignoriez ce que "graphème" signifie, vous étiez obligés de quitter le paragraphe en cours de lecture pour lire la note de bas de page. Fut-elle plus longue et complexe, vous auriez pu perdre le fil de ce que j'écrivais, vous auriez peut-être dû relire la dernière phrase pour vous remettre dans le bain, et ce d'autant que j'ai utilisé ce terme tôt dans mon texte, par rapport aux lignes que vous êtes en train de lire. Vous pourriez devoir remonter dans le texte, puis redescendre, et donc suivre une trame linéaire, intriquée dans le temps, de façon décousue, peu intuitive. Une écriture évoluée signifierait donc une écriture qui soit réellement, inhéremment intemporelle, qui soit écrite instantanément, pour représenter l'état de nos pensées au moment où elles sont générées et que l'on a pour objectif de les communiquer à ce moment précis, puis ultérieurement. Une photographie de nos pensées, fidèle au moment, mais consultable tout le temps, et dont un rapide examen permet d'en comprendre la teneur avant de s'attarder, si on le souhaite, sur les détails.
Ajouter de la profondeur au texte lui permettrait d'être moins primitif. S'il était également arborescent, nous atteindrions peut-être même un système écrit particulièrement avancé, quoique toujours soumis à la nécessité de pouvoir le voir, et le comprendre.
En ce qui concerne la profondeur, Internet a déjà la solution. Ce n'est pas exploité partout, malheureusement à cause de nos lois - elles aussi primitives - sur le droit d'auteur. Ce n'est pas parfait, mais c'est bien plus efficace que n'importe quoi d'autre à l'heure actuelle: le lien survolé qui affiche le contenu (ou une partie) du document lié.
Pour rappel, le lien hypertexte (l'adjectif suggère efficacement qu'il augmente, améliore, le lien classique) est une invention datant de 1965 par Ted Nelson (né en 1937), qui a massivement été utilisé par la suite sur le World Wide Web créé par Tim Berners Lee (né en 1955) quelques années plus tard. Ce lien hypertexte permet de naviguer rapidement d'un document à un autre.
Sur la Wikipédia, lorsque vous survolez un lien vers un autre article de la Wikipédia, sans cliquer dessus, vous voyez apparaître une partie du contenu de cet autre article, vous permettant d'obtenir rapidement un peu d'information pour compléter ce que vous lisez, sans pour autant quitter la page que vous lisez. De part son positionnement, ce type de lien ne vous force même pas à circuler de haut en bas pour accéder à son contenu. L'écrit n'est plus simplement linéaire, il dispose d'une profondeur.
On ne dispose pas encore d'un système d'écriture qui soit doté d'une arborescence, c'est-à-dire, qui soit capable d'exprimer plusieurs ensembles d'idées récursives, de façon simple. Une extension du lien hypertexte pourrait consister en l'affichage de la prévisualisation d'un contenu, lui-même offrant ce type de lien, mais nécessiterait une action du lecteur pour être visible, faute de quoi le lecteur croulerait sous les prévisualisations, et perdrait inévitablement le fil des pensées de l'auteur.
Considérons un moment l'universalité du cercle, du disque et de la sphère. Quoi de plus universel ? Les vieux vinyles sont ronds, tout comme les Blu-ray modernes, de même que les billes permettant de limiter les frottements dans un ensemble mécanique mobile, de même que la meule qui moud le grain pour en faire de la farine, que la planète qui orbite autour d'une étoile, que le pneu de votre voiture, la molette de la souris de votre ordinateur, et même, la pointe de votre stylo "bille" (utilisé pour écrire) est une sphère.
La roue figure probablement parmi les inventions les plus importantes dans l'évolution de l'Homme. On l'utilise tout le temps, partout, parfois au point d'oublier sa forme caractéristique. Et son universalité.
La science-fiction nous offre souvent une vision peu ambitieuse, et surtout très anthropocentrique, de ce que pourraient être les créatures extra-terrestres: à l'aspect humain, dotées d'une tête affublée d'yeux, de membres plus ou moins calqués sur le modèle humain, parce qu'on s'imagine que tout ce qui possède la capacité de se déplacer à travers l'espace ne peut le faire que parce que cette espèce possède les mêmes attributs physiques que nous.
Toutefois, de temps en temps, on tombe sur des œuvres de science-fiction qui offrent des éléments réalistes, cohérents, et recherchés sur ce que pourraient être, ou ce que pourraient faire, des espèces extra-terrestres. Je vais notamment citer le film Premier Contact, réalisé par Denis Villeneuve et sorti en 2016. Une espèce extra-terrestre arrive sur Terre, et on fait appel à une linguiste pour tenter de communiquer avec les nouveaux arrivants. Leur méthode d'écriture est basée sur des graphèmes en forme de cercle présentant des aspérités plus ou moins prononcées ; et si, au début, on n'en voit qu'un à la fois, on comprend vite que ce moyen d'expression est bien plus avancé qu'il n'y parait, et débouche sur une écriture qui respecte une partie de mon postulat initial: elle est intemporelle (c'est une représentation fidèle des pensées individuelles au moment où elles prennent forme) et dotée d'une profondeur (la taille des aspérités en bordure de chaque cercle).
À l'heure actuelle, je crois que c'est la représentation qui se rapproche le plus d'une communication écrite qui peut être définie comme étant "avancée", et ce, notamment, grâce à l'usage de la forme circulaire. Si nous parvenions à ajouter la dimension qui manque au cercle pour en faire une sphère, nous pourrions aboutir au dernier de mes postulats: l'arborescence, puisqu'alors, représentés dans une sphère, les idées écrites pourraient être récursives, sans gêner la lisibilité de l'ensemble. On naviguerait autour et dans une sphère pour lire le contenu, et d'un coup d’œil on pourrait voir les idées de l'auteur, sous-jacentes et récursives, sans perdre la lisibilité du contenu principal. Il lui manque encore une troisième dimension, mais dans l'absolu, l'arbre du Vivant circulaire vu précédemment montre déjà la puissance de ce type de représentation pour des données nombreuses et complexes.
L'écriture ne serait plus aussi primitive qu'à l'heure actuelle. Malgré tout, et c'est inhérent à l'écriture, pas à sa modernité ou son primitivisme, elle reste un moyen de communication dépendant des capacités physiques des lecteurs (et des rédacteurs), et donc reste imparfaite et non universelle. En imaginant que, dans le film mentionné, les extra-terrestres projettent une image mentale pour que nous, humains, puissions y accéder, cela pourrait sous-entendre qu'ils disposent d'un autre moyen de communication, peu ou pas dépendant de leurs capacités physiques, et donc, plus évolué que l'écriture...
En philosophie, l'abstraction désigne à la fois une opération qui consiste à isoler par la pensée une ou plusieurs qualités d'un objet concret pour en former une représentation intellectuelle, et le produit de cette opération. Voir Contributeurs Wikipédia, « Abstraction (philosophie) », Wikipédia, juin 2020. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Abstraction_(philosophie)&oldid=172315837 ↩
Un graphème est la plus petite entité d'un système d'écriture. Voir Contributeurs Wikipédia, « Graphème », Wikipédia, octobre 2020. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Graphème&oldid=175943071 ↩
Du point de vue de la physique, et depuis Albert Einstein (1879 - 1955), on sait que le temps n'est pas linéaire partout. Mais à l'échelle terrestre, on peut le considérer comme tel, les forces impliquées dans sa courbure n'intervenant pas de façon significative. Voir Contributeurs Wikipédia, « Tests expérimentaux de la relativité générale », Wikipédia, janvier 2021. https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Tests_expérimentaux_de_la_relativité_générale&oldid=178837868 ↩