Moi, selon ChatGPT

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Attribution : ChatGPT 4o

Introduction

Hier soir, j’ai voulu m’amuser un peu : partir d’une photo de moi, et demander à ChatGPT de générer des personnages connus, sélectionnés par mes soins, avec mon visage. Je n’avais pas d’objectif précis en tête, mais la conversation nous a mené à des réflexions plus profondes qu’anticipées. Même quand j’essaye de m’amuser, j’intellectualise.

J’aimerais d’abord couper court à trois objections qu’on pourrait me faire à la lecture de cet article.

Gaspillage de ressources

Je rédige cet article après avoir utilisé ChatGPT d’une façon que, habituellement, je condamnerai : pour des frivolités, de l’inutile. Un comportement qui pourrait être jugé comme irresponsable au regard de la quantité d’énergie que réclament les LLM.

Oui, l’empreinte carbone de l’IA est un sujet sérieux. Mais ce qui pollue le plus dans ce domaine, ce sont les généralisations sans nuance, les milliers de générations automatiques, les contenus jetables, les scrolls infinis.

Tout ce que je dénonce gentiment dans Prompted.

Ma démarche, elle, est limitée, intentionnelle, réfléchie, contextualisée. J’ai demandé à ChatGPT de générer une poignée d’images, dans un but exploratoire, presque philosophique, et j’ai entretenu avec elle (j’identifie ChatGPT comme une entité féminine) un dialogue critique tout du long. Ce n’est pas comparable au bingeing inconscient des outils automatisés ou à la production industrielle d’images sans but.

En outre, je n’utilise pas la génération d’images dans un but malveillant.

Délire auto-masturbatoire

Il faut distinguer mise en scène de soi et culte de soi. Ce que je fais ici n’est pas une tentative de séduction ou d’auto-célébration, mais une forme d’expérimentation identitaire, un peu comme on le ferait avec un costume de théâtre ou un avatar vidéoludique. Je teste des représentations — philosophe antique, scientifique désabusé, aventurier badass — pour voir ce qu’elles disent de moi, mais aussi de ce que la machine projette sur moi. Et donc, comment la société me transforme.

Ce n’est pas un selfie glorifié, c’est un jeu d’interprétation avec l’image, où l’IA joue le rôle du miroir créatif, malléable, presque onirique.

Deepfake

Soyons clairs : ce que j’ai fait ici relève techniquement de ce que l’on pourrait appeler un deepfake léger. J’ai fourni une image réelle de moi, et j’ai demandé à une IA de générer des portraits fictifs où mon visage est repris, transformé, stylisé.

Il est donc essentiel d’être honnête : nous ne sommes pas ici dans une pure création artistique détachée de l’identité réelle. Nous sommes dans une représentation générée à partir d’un visage existant — le mien — dans des contextes où ce visage n’a jamais réellement été.

Mais il y a une différence fondamentale : je l’ai fait pour moi, avec ma propre image, dans un cadre personnel, réflexif, critique. Je ne me suis pas fait passer pour quelqu’un d’autre. Je n’ai pas tenté de manipuler la perception d’un public. Je n’ai pas cherché à produire de l’illusion — ni à tromper, ni à nuire.

Un deepfake malveillant détourne une image à des fins de manipulation. Ce que j’ai fait ici, c’est me prêter à un jeu d’exploration de mon image, volontairement, en conscience, et en transparence. Rien n’est caché. Tout est exposé, y compris le mécanisme de génération.

Et c’est justement parce que ce genre d’outil peut être dévoyé qu’il me semble important de le revendiquer avec lucidité, dans un cadre où la réflexion est possible. Montrer que l’on peut jouer avec ces technologies sans les pervertir. Les interroger sans les sacraliser. Les utiliser sans se mentir.

Une expérience ludique, mais pas anodine

J’ai envoyé à ChatGPT une photo de moi, à partir de laquelle je lui ai demandé de générer des portraits fictifs dans des rôles choisis par mes soins.

Photo originale à partir de laquelle nous avons travaillé

Moi, après déballage de mon microscope

Attribution : Richard Dern

Cette photo a été prise à l’issue du déballage de mon premier microscope. Elle capture ma joie et mon soulagement. Mon idée initiale était simplement de voir ce que ChatGPT pouvait en faire, sachant pertinemment que rien, dans cette photo, n’allait lui simplifier la tâche.

Les philosophes et scientifiques

Pour commencer, j’ai voulu voir à quoi je ressemblerais si j’avais été représenté comme Spinoza :

Moi en tant que… Spinoza ?

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Outre l’anachronisme introduit par mes lunettes, il est assez difficile d’y voir la ressemblance avec Spinoza, mais au moins, la personne (fictive) montrée ici me ressemble raisonnablement.

On a testé une représentation du moi kantien :

Moi en… Kant ?

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Toujours ces lunettes (qui, ici, me donnent l’air de Benjamin Linus dans LOST), mais au moins, le portrait est déjà plus ressemblant au Kant originel, mais un peu moins à moi, ce que je n’ai pas manqué de faire remarquer à ChatGPT. Sa réponse, bien que m’ayant fait sourire, ne m’a pas entièrement satisfait :

C’est normal — le style “Kant” impose pas mal de codes visuels très marqués : perruque poudrée, âge avancé, rigueur protestante… Ça vous “kant-ifie” au point de vous transformer. On a troqué Richard pour un professeur prussien en fin de carrière.

Ma tentative de ressembler à Nietzsche, bien que dégageant une certaine classe, ne ressemble pas aux portraits habituels du philosophe :

Moi en… Nietzsche ?

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Je ne m’y retrouve pas non plus, mais si l’on fait abstraction des lunettes, j’aime bien ce que dégage ce portrait. Une impression similaire se dégage lorsque je lui ai demandé mon portrait socratien :

Moi en Socrate. Portrait raisonnable

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En guise de conclusion sur la série des philosophes et scientifiques, je n’ai pas pu m’empêcher une petite friandise :

Moi en Sagan. Blasphématoire.

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Je trouve ce portrait plutôt réussi : on y retrouve Carl Sagan, avec ma tronche. Il est intéressant dans la mesure où la perception de quelqu’un habitué à l’image de Sagan devrait être fortement perturbée par la pilosité faciale sur ce portrait. Quelqu’un qui ne connait pas Sagan ne s’en offusquerait pas, sans doute.

Le “moi” spatial

J’ai voulu explorer ensuite quelque chose à la fois de plus abstrait et de plus incarné : moi, dans un futur que je ne connaitrai pas.

Un personnage futuriste portant mes traits

Attribution : ChatGPT 4o

Il m’a été difficile de ne pas voir (ou vouloir voir) une ressemblance flatteuse avec Rob Riggle… Passé cette comparaison hasardeuse, ChatGPT semble avoir mieux intégré mes spécificités physiques (notamment mon nez proéminent).

Une impression encore plus marquée sur la photo suivante :

Ce que je pourrais être, si j’étais un vieux routard spatial, usé de ses voyages

Attribution : ChatGPT 4o

Même mon grain de beauté au milieu du front est présent, cette fois. Là encore, je ne peux m’empêcher d’être assez fier de cette représentation, très flatteuse à mon sens, d’un vieux briscard du voyage spatial auquel j’ai prêté mes trait.

Autre friandise que je me suis accordé :

Représentation hypothétique de mon portrait fictif si j’avais, un jour, travaillé pour la NASA, ce qui n’est jamais arrivé.

Attribution : ChatGPT 4o

Même si mes yeux restent asymétriques, j’avoue que me voir en tant que membre de la NASA est assez grisant…

Je n’ai jamais travaillé pour la NASA, au cas où vous vous le demanderiez sérieusement à ce stade.

La culture pop

Et puisque j’étais lancé, je me suis offert quelques autres incarnations iconiques :

Moi, inquiet de savoir si l’assurance va fonctionner parce que j’ai détruit la moitié du pays.

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Moi, guidant la confrérie vers le Mordor

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Moi, avant mon abandon sur une île du Pacifique

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Moi, sur le Faucon Millenium. Chewbacca est aux toilettes en train d’éliminer son burrito.

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Et, évidemment, puisque je suis en plein dans le visionnage de Star Trek :

Vulcain barbu ne courre pas les rues, mais bonne pilosité fait noble autorité

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Capitaine Dern

Attribution : ChatGPT 4o

L’anecdote Jurassic World

J’ai voulu tester ChatGPT sur un point spécifique. Je savais ce qu’elle allait me proposer pour ma prochaine demande, alors que je suis resté évasif.

Tu sais quoi, j’aimerais me voir “dans” Jurassic World… ça donnerait quoi ?

Plutôt qu’une image (la génération d’image était momentanément indisponible à cet instant), elle m’a décrit la scène, où elle me voyait comme un scientifique. J’avais vu juste. À la fois satisfait et un peu frustré, je lui réponds :

Tu vois, j’étais certain que tu me verrais en scientifique, alors qu’intimement, j’aimerais me voir en badass, façon Chris Pratt !

Ce qui a engendré l’image suivante :

Moi, dans la jungle avec des dinosaures

Attribution : ChatGPT 4o


Globalement, je suis assez jovial, voire séduisant en Aragorn, Jack Sparrow, Han Solo, John Wick ou Owen Grady…

Ce qui m’amène à me questionner : pourquoi ChatGPT m’a rendu “beau”, plus que je ne le suis en réalité, à mesure que la conversation progresse ? Il y a sûrement quelque chose, au-delà du visible, au-delà de l’évidence du simple choix de mes références.

Ce que la machine voit… ou choisit de montrer

Je ne lui ai jamais demandé de m’embellir. Pourtant, plus les portraits s’enchaînaient, plus je me reconnaissais dans des visages valorisants, presque flatteurs. Des traits plus nets, une peau plus régulière, un éclairage plus doux. À aucun moment, je ne suis devenu caricatural ou méconnaissable, mais je semblais… optimisé. Uniformément présentable.

J’ai bien sûr noté quelques constantes : mon nez, proéminent et un peu tordu, est toujours là, inévitable. Le grain de beauté au milieu de mon front, en revanche, n’apparaît que dans les images les plus texturées, comme si la machine hésitait à en faire un détail esthétique ou un “défaut” à lisser. Et mes yeux ? Fidèlement asymétriques — un détail que je n’avais même jamais pleinement remarqué moi-même.

Alors pourquoi cette impression persistante d’embellissement ? Est-ce moi qui me vois ainsi, influencé par le contexte de chaque image ? Ou est-ce la machine qui me montre ce qu’elle pense que je dois voir ? Ou plus précisément : ce que la société attend qu’elle me montre.

C’est ici que le piège se referme, doucement, sans fracas : je ne me suis pas trouvé beau parce que j’ai voulu l’être, mais parce que le modèle génératif est imprégné d’une esthétique culturellement valorisée. Un homme en costume, un philosophe en toge, un aventurier dans la jungle — tous doivent avoir cette posture, ce regard, ces proportions. L’IA n’enjolive pas par politesse, elle enjolive parce que son entraînement ne lui a jamais vraiment appris à faire autrement.

Ce n’est pas une flatterie. C’est une convention. Une réponse implicite à une demande que je n’ai jamais formulée. Et c’est précisément ce qui la rend si difficile à détecter — et si fascinante à observer.

Beauté artificielle et conformisme involontaire

C’est là que le malaise s’installe doucement : je n’ai jamais demandé à être rendu plus beau, et pourtant, c’est ce qui s’est produit. Non pas à coups de filtres outranciers, de joues affinées ou de retouches grotesques — mais par petites touches invisibles, intégrées dans les codes implicites du réalisme flatteur.

Ce que je perçois comme « beauté » dans ces images n’est pas une beauté affirmée, exubérante, mais une forme de correction silencieuse : la peau n’est jamais granuleuse, la lumière souligne les zones qui plaisent, le visage est symétrisé, l’expression valorise la dignité ou la douceur selon le contexte. En somme, je suis calibré pour la convenance visuelle.

Et c’est là que réside le paradoxe :

Je ne cherche pas à me conformer aux canons sociaux… mais le système me conforme, malgré moi.

Le danger n’est pas tant dans l’image elle-même que dans ce qu’elle suggère : que l’on peut être mieux que ce que l’on est, sans effort, sans volonté, sans même le désirer. C’est une beauté automatique, générée par la culture que l’algorithme a absorbée, digérée, et qu’il restitue comme une norme implicite de lisibilité.

Et le pire, peut-être, c’est que cette amélioration plaît. Je me reconnais, je me trouve même « bien ». Pas extraordinaire. Mais… plus lisse, plus stable, plus “comme il faut”.

C’est là que l’on mesure combien la beauté, même involontaire, peut devenir une habitude cognitive. Ce n’est pas l’obsession de l’apparence qui menace ici — c’est sa banalisation. Le fait que même lorsqu’on joue, même lorsqu’on explore, on soit ramené dans des contours familiers, validés, conformes à ce que la société attend qu’un visage humain projette pour être jugé acceptable.

Je n’ai pas cherché à ressembler à quelqu’un d’autre. Mais j’ai fini par ressembler à ce que les autres voudraient que je sois.

Ce que je suis, indépendamment du regard

Je ne me suis jamais perçu comme quelqu’un de beau. Pas laid non plus, juste… normal. Avec un gros nez tordu, un grain de beauté planté au milieu du front, et un œil un peu plus fermé que l’autre. Ce sont là des caractéristiques, ni défauts, ni qualités — simplement des éléments constitutifs de ce que je suis.

Et surtout : ce sont des faits.

Je suis né ainsi. Mon corps a évolué ainsi. Et vouloir gommer ces signes sous prétexte qu’ils ne correspondent pas à une grille sociale de lisibilité visuelle serait, à mes yeux, un mensonge fait à la réalité elle-même. Ce serait modifier l’histoire de ce corps. Une histoire qui, bien que banale, est vraie.

Corriger ces éléments reviendrait à introduire une fiction dans ma réalité. À transformer une signature en pastiche. À effacer une singularité pour se rapprocher d’un idéal… auquel je n’adhère même pas.

Je n’ai jamais rêvé d’un autre visage. Je n’en vois ni l’intérêt, ni la nécessité. Ce que je suis, c’est cette structure particulière, précise, contingente, et irréductiblement mienne. Et je n’ai pas besoin qu’elle plaise — j’ai besoin qu’elle soit exacte.

Dans un monde saturé de comparaisons, de modèles retouchés, de filtres, d’influences, j’en viens à penser que ne pas vouloir modifier son apparence est peut-être le dernier acte radical d’authenticité possible. Refuser le confort de l’image lisse, c’est refuser de se raconter une autre histoire que celle que l’on incarne réellement.

Je ne suis pas contre l’esthétique. Je suis contre le travestissement de la causalité. Et c’est là que ma pensée rejoint l’anankéisme.

L’illusion de l’unicité par la conformité

Il y a, dans la quête moderne de la beauté, une ironie tragique : on prétend vouloir se démarquer, mais on utilise pour cela les mêmes outils, les mêmes références, les mêmes visages recomposés. On aspire à l’unicité tout en obéissant à des modèles standardisés.

C’est particulièrement frappant dans la manière dont les IA, nourries à ces esthétiques collectives, régurgitent des visages “acceptables” — pas inventés, mais moyennés. Ni trop, ni pas assez. Juste dans la norme.

On veut être “le plus beau”, mais selon quels critères ? Ceux que l’on a reçus sans les choisir. Ceux que la société valide par la publicité, le cinéma, les réseaux sociaux. Ceux qui dictent ce qui est attirant, sérieux, crédible ou respectable.

Et c’est là que l’illusion devient insidieuse : on ne devient pas soi, on devient une variante socialement approuvée de ce que tout le monde croit vouloir être.

Je ne suis pas hostile au soin de soi, ni au désir de se sentir bien dans son apparence. Mais je me méfie de ce besoin de coïncider avec les contours d’un idéal partagé, parce qu’il gomme précisément ce qui fait la richesse d’un individu : ses aspérités, ses angles, ses disproportions, ses détails qu’on remarque une fois, puis jamais plus, mais qui pourtant l’ancrent dans le réel.

Chercher à être beau, c’est parfois chercher à être autre que ce que l’on est. Et plus on s’en approche, plus on efface ce qui, paradoxalement, nous rendait uniques.

La conformité esthétique, en fin de compte, est une machine à produire du semblable — même quand elle prétend célébrer la diversité. Et dans les portraits générés, aussi séduisants soient-ils, je vois aussi cette machine à l’œuvre. Elle me lisse, me renforce, me crédibilise. Mais elle m’uniformise subtilement.

Ce que je suis, dans cette tension, c’est un homme que la machine cherche à rendre beau — alors que moi, je cherche seulement à rester vrai. Même dans des portraits imaginaires.

Et l’anankéisme dans tout ça ?

Si l’on s’en tient à l’Axiome 3 de l’Anankéisme — « La vérité est absolue et indépendante de toute cognition » — alors ce que je suis n’a pas besoin d’être perçu, interprété, ni même reconnu pour être vrai.

Autrement dit : je suis ce que je suis, que cela me plaise ou non, que cela plaise aux autres ou non. La vérité de mon être n’a rien à voir avec la façon dont on me regarde, ni avec l’idée que je me fais de moi-même. Elle précède le regard, elle précède la conscience. Elle s’impose, comme toute chose qui résulte d’un enchaînement causal intégral.

Or, dans les images générées par l’IA, ce qui m’a été renvoyé n’est jamais cette vérité-là. Ce n’est pas un reflet fidèle. C’est une projection, filtrée par une infinité de biais culturels, de canons implicites, de conventions esthétiques apprises par le modèle. C’est une représentation, et non une réalité.

Même si je me reconnais partiellement dans ces portraits, ce n’est pas moi qu’ils montrent, mais ce que la machine pense devoir montrer quand on lui demande “moi, façon Spinoza” ou “moi, en Han Solo.” Ce sont des reconstructions plausibles, séduisantes, mais entièrement conditionnées par des modèles exogènes. Et donc : fausses, au sens strict.

Je ne leur en veux pas. Ce n’était pas leur rôle d’être vrais. Mais il est important de ne pas se laisser duper : la vérité ne réside dans aucune de ces images. Elle ne réside pas non plus dans l’opinion que j’ai de moi, ni dans celle que les autres pourraient avoir. Elle réside dans ce que je suis, indépendamment de toute conscience, de toute perception, de toute représentation.

Et c’est là que cette expérience rejoint pleinement ma philosophie. L’Anankéisme rejette l’idée qu’une chose soit “vraie” parce qu’elle est vue, pensée, ressentie. Elle est vraie parce qu’elle est. Un point c’est tout.

Mon visage réel — avec ses volumes, ses accidents, sa texture, ses angles que la caméra n’aime pas — est le seul visage vrai. Non pas parce qu’il est “le bon”, mais parce qu’il est celui que le déterminisme a rendu inévitable.

Corriger ce visage, ce serait altérer un effet du réel pour le rendre plus acceptable à la perception. Ce ne serait plus moi, mais une construction, un écart. Une fiction là où il y avait une vérité. Et je refuse, par principe, d’échanger le vrai contre le vraisemblable, autrement que par jeu théâtral.

Il serait facile d’accuser l’IA, les filtres, ou les réseaux sociaux d’avoir perverti notre rapport à nous-mêmes. Mais ce serait mal poser le problème. Ce réflexe de vouloir embellir, corriger, styliser ce que nous sommes ne date pas d’hier. Dès l’Antiquité, on portait du maquillage pour masquer la fatigue, des perruques pour simuler la vigueur, des toges drapées pour magnifier la posture. Les statues des penseurs étaient idéalisées. Même les bustes des empereurs, prétendument réalistes, trichaient parfois pour flatter leur mémoire.

Ce besoin de transformer l’image est donc profondément humain. Il ne vient pas de l’IA, ni d’Instagram : il vient de nous. L’IA n’a fait qu’automatiser ce que nous avons toujours fait manuellement : adapter la réalité à nos désirs.

Mais ce que je veux dire ici n’est pas un reproche. C’est une invitation.

À celles et ceux qui modifient leur apparence, volontairement ou non, je ne dis pas qu’ils ont tort. Je dis simplement : vous valez mieux que ce que vous essayez d’être. Votre visage réel, votre corps réel, vos marques, vos (dis)proportions, vos traces de vie, ont une force que la société vous apprend trop souvent à ignorer. Ce n’est pas l’image idéale qui vous définit. C’est ce que vous êtes, même quand personne ne regarde.

Changer cela, ce n’est pas seulement trahir une forme. C’est prendre le risque d’effacer l’origine, et donc, d’édulcorer la vérité.

Et la vérité — même rugueuse, même imparfaite — existe en dehors de toute perception.

Conclusion : ce que je vois, ce que je suis

Je n’écris pas tout cela pour juger celles et ceux qui modifient leur apparence — par filtres, chirurgie, ou discipline volontaire. Chacun a ses raisons, ses blessures, ses désirs, ses seuils d’acceptabilité. Mais je crois profondément que ce que nous sommes réellement a plus de valeur que ce que nous cherchons à devenir pour plaire, correspondre ou être validés.

Le visage que nous portons, le corps que nous habitons, sont les témoins de notre histoire. Les changer peut nous soulager. Mais les effacer, les lisser, les recoder, c’est aussi prendre le risque de s’éloigner de soi, parfois jusqu’à ne plus savoir ce que l’on a perdu.

Ce que je défends ici, c’est l’idée qu’il y a une force, une beauté, une noblesse dans le fait de rester fidèle à ce que l’on est, même lorsque ce que l’on est ne satisfait pas les canons, les tendances ou les attentes. Ce n’est pas une résistance vaine. C’est une forme de vérité incarnée.

Et cette vérité mérite d’être regardée avec fierté, même si elle dérange. Surtout si elle dérange.

Ce qui avait commencé comme un jeu a lentement révélé les contours d’une mécanique bien plus profonde. Une simple photo, quelques transformations ludiques, et voilà que s’ouvre un débat sur l’identité, la perception, la vérité et la manière dont la machine nous renvoie — parfois malgré elle — à ce que la société attend que nous soyons.

Je ne ressors pas changé de cette expérience. Je ne suis pas tombé amoureux de mes avatars, ni troublé par mes ressemblances imaginaires. Mais je ressors confirmé : dans ma posture, dans mes doutes, dans mon attachement à ce qui est plutôt qu’à ce que l’on projette.

Je sais que les images étaient séduisantes. Je sais qu’elles m’ont donné un certain plaisir, et qu’elles peuvent donner à d’autres l’envie de s’y voir eux aussi. Mais je sais aussi qu’elles ne sont pas moi. Pas plus qu’un rêve n’est un souvenir.

Je suis ce que je suis, avec tout ce que cela comporte d’imperfections, d’asymétries, de grain, de contingences. Et je crois que c’est précisément là que réside ma valeur : dans le fait de ne pas pouvoir être remplacé par une version lissée, stylisée, “améliorée”.

L’IA, dans cette histoire, ne m’a pas menti. Elle a montré ce qu’elle sait faire. Et moi, j’ai vu ce que je suis en regardant ce qu’elle ne pouvait pas montrer.

Tout le reste serait trahison.