Science et amateurisme

Microscopie11 min de lecture
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Introduction

En sciences, la distinction entre amateurs et professionnels n’a pas toujours existé. Pendant des siècles, ceux que l’on appellerait aujourd’hui des “amateurs” n’étaient pas contraints par un cadre institutionnel strict. Des figures comme Galilée, Newton ou Darwin n’ont pas suivi un parcours académique structuré tel qu’on le conçoit aujourd’hui. Ce n’est qu’avec l’émergence des grandes institutions scientifiques, comme la Royal Society, que s’est progressivement établie une séparation entre la recherche institutionnalisée et la curiosité scientifique individuelle. Alors, aujourd’hui, où se situent les passionnés qui, sans diplôme, cherchent tout de même à comprendre, expérimenter et, pourquoi pas, contribuer ? Si l’histoire de la science est jalonnée d’autodidactes ayant laissé leur empreinte, le monde scientifique moderne laisse-t-il encore une place à ces esprits curieux en dehors des institutions ?

J’ai moi-même entrepris une démarche autodidacte en photomicrographie. J’apprends à manipuler mon microscope, à observer, à comprendre ce que je vois. Pourtant, je ressens souvent un vide : celui d’une reconnaissance, non pas publique, mais légitime, une confirmation que mon travail est structuré, rigoureux et utile, et qu’il va dans la bonne direction.

Dans cet article, je souhaite explorer la place des amateurs en sciences aujourd’hui. Pourquoi certains domaines sont-ils plus ouverts que d’autres ? Quels sont les freins, qu’ils soient institutionnels, méthodologiques ou simplement psychologiques ? Enfin, comment un passionné peut-il dépasser le statut d’observateur pour devenir un acteur du progrès scientifique ?

L’amateur face à la science académique

Un chercheur diplômé possède une formation approfondie qui lui confère un cadre méthodologique rigoureux, ce dont un amateur pourrait être dépourvu. Toutefois, cela ne signifie pas qu’un amateur est systématiquement dénué de pertinence, ni que la parole d’un scientifique reconnu ne peut être remise en question. Rappelons à titre d’exemple les affaires suivantes :

Les universités jouent un rôle fondamental en formant les scientifiques et en assurant un filtre rigoureux sur les compétences validées à leur sortie. La difficulté dont je veux parler ici réside dans la reconnaissance des amateurs méritants, qui ne passent pas par ce cadre institutionnel, mais qui produisent néanmoins un travail de qualité.

L’histoire de la science est riche d’exemples d’autodidactes ayant apporté des avancées significatives. Aux exemples donnés en introduction, ajoutons encore Michael Faraday, issu d’un milieu modeste et formé sur le tas, qui a révolutionné notre compréhension de l’électromagnétisme ; ou Léonard de Vinci, autodidacte dans de nombreux domaines, qui a combiné art et observation scientifique, bien qu’il n’ait jamais bénéficié d’un cadre institutionnel.

Aujourd’hui encore, des amateurs réalisent des avancées notables. En mathématiques, Zhang Yitang, enseignant sans poste permanent, a résolu un problème fondamental sur les nombres premiers en 2013. En 2019, Aubrey de Grey, un chercheur indépendant en biologie du vieillissement, a démontré une avancée majeure en mathématiques en proposant une solution à une conjecture ouverte sur les graphes. Sans compter les anonymes, comme ces astronomes passionnés qui ont parfois contribué à l’identification de nouvelles exoplanètes, ou ces férus d’ornithologie dont les efforts permettent d’accélérer le recensement des oiseaux, le tout via des projets collaboratifs.

Comment pourrait-on encore mieux intégrer ces contributions sans compromettre la rigueur scientifique ? Plutôt que de prétendre y apporter une réponse définitive, il est important de reconnaître que cette problématique a déjà été étudiée. De nombreuses publications et initiatives se sont penchées sur la question et ont proposé diverses pistes. Parmi elles, on peut citer les collaborations entre amateurs et institutions académiques dans le cadre de programmes spécifiques, les plateformes ouvertes permettant la soumission et l’évaluation de travaux, ainsi que les initiatives de vulgarisation destinées à valoriser ces contributions :

  • Les Herbonautes : Une initiative (parmi d’autres) du Muséum national d’histoire naturelle permettant aux citoyens de participer à la numérisation et à l’annotation des collections d’herbiers.
  • Vigie-Nature : Un programme de sciences participatives où les bénévoles collectent des données sur la faune et la flore françaises pour aider à la conservation de la biodiversité.
  • Atlasea : Un projet collaboratif piloté par le CNRS et le CEA visant à constituer un atlas des génomes marins avec la participation de biologistes et de plongeurs amateurs.
  • Cultures Visuelles : Une plateforme de l’Université de Strasbourg favorisant l’échange de connaissances entre chercheurs et amateurs sur l’analyse des images et des arts visuels.
  • ANR Collabora : Un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche visant à créer un réseau de réflexion et de collaboration entre institutions culturelles, chercheurs et amateurs.
  • Wikipédia, où, régulièrement, des appels à projet sont émis, avec l’avantage de la visibilité : sur sa page d’accueil, où tout le monde peut les voir

Ces exemples montrent que l’intégration des amateurs dans la recherche scientifique est non seulement possible, mais aussi bénéfique pour l’avancement des connaissances. À cela, je souhaite ajouter mon propre point de vue sur la question.

Si un amateur peut tout à fait adopter une démarche rigoureuse et contribuer à la science, il peut aussi rejeter la méthode scientifique et défendre des idées pseudo-scientifiques sous prétexte d’indépendance. En outre, certains domaines doivent bien être encadrés, tels que la médecine ou les domaines qui ont un impact direct sur le public. Par exemple, une entreprise se permettant d’injecter du soufre dans l’atmosphère devrait simplement se voir privée de ses droits d’exercer.

Les pseudo-sciences se nourrissent souvent d’un rejet des institutions académiques, mais aussi d’une absence totale de cadre méthodologique et d’auto-correction. Un scientifique, qu’il soit amateur ou diplômé, se doit de formuler des hypothèses réfutables, d’adopter une démarche reproductible et d’accepter la remise en question de ses conclusions. La vraie distinction réside dans la méthode, non dans le statut.

Malheureusement, la popularisation des pseudo-sciences nuit aussi à la crédibilité des amateurs sérieux. Si certains autodidactes ont su produire des découvertes majeures, d’autres sombrent dans des raisonnements biaisés et des croyances infondées. La nuance est donc essentielle : être en dehors du système académique ne signifie pas forcément être dans l’erreur, mais cela impose une rigueur encore plus grande pour prouver la validité de ses travaux.

La science participative : une opportunité sous-exploitée ?

La démocratisation de l’information, par l’essor du numérique et l’accès aux publications scientifiques, ouvre la porte à une participation plus large. Les bases de données en libre accès, les plateformes de prépublications et les outils collaboratifs permettent à n’importe qui d’accéder à des ressources scientifiques de haute qualité. Cependant, plusieurs obstacles limitent encore cet accès :

  • Un déséquilibre entre observation et analyse : La majorité des projets participatifs reposent sur des tâches d’observation et de photographie. Peu encouragent une analyse ou une réflexion plus approfondie.
  • Le manque de projets nécessitant des compétences intermédiaires : La plupart des projets accessibles aux amateurs se basent sur des compétences de base (photographie, respect d’un protocole simple). Il est rare de voir des initiatives exploitant des connaissances que l’on peut acquérir en autodidacte sans formation académique.1
  • Les biais cognitifs et le désintérêt du public : De nombreuses personnes n’ont pas conscience qu’elles peuvent contribuer à la science, ou ne s’y intéressent pas par manque d’exposition à ces opportunités. Le biais d’autorité pousse aussi à croire que seule une formation académique permet d’avoir un impact.
  • Le temps et l’effort nécessaires pour valider les contributions amateurs : Examiner des propositions issues d’amateurs représente un investissement en temps et en ressources pour les chercheurs. Dans un environnement académique où la pression à publier est forte, ce temps est souvent consacré à d’autres tâches jugées plus prioritaires.
  • L’impact des motivations financières dans la recherche : De nombreux chercheurs sont contraints (ou non) de publier fréquemment pour sécuriser des financements, ce qui peut détourner du temps et des ressources vers des publications parfois peu pertinentes (voire dangereuses). Si ce système privilégiait la qualité plutôt que la quantité, davantage de ressources pourraient être allouées à l’examen des contributions amateurs.

Ces éléments montrent que si la science participative a fait des progrès, elle reste encore contrainte par des schémas qui limitent la pleine intégration des amateurs, voire des chercheurs eux-mêmes. Ces schémas existent non sans raison, mais il serait peut-être possible de les assouplir.

Le nombre de participants à des projets de ce type est en constante augmentation. Avec une communication appropriée, on peut donc trouver une audience volontaire. Il faut maintenant proposer des projets un peu plus avancés en définissant un cadre participatif un peu plus large.

La reconnaissance et la validation : une quête intérieure autant qu’extérieure

Je vais désormais parler de mon expérience personnelle, puisque j’ai créé ce site comme un carnet de route de mon apprentissage autodidacte de la photomicrographie, mais il me plait de croire que mes réflexions sont pertinentes à bien d’autres domaines et à bien d’autres gens.

J’en ai parlé dans un article précédent : je suis en quête de légitimité. J’ai toujours fonctionné ainsi : si je fais quelque chose, je veux le faire bien, et je veux avoir la certitude que mon approche est correcte. Or, sans validation extérieure, comment puis-je être sûr que mon travail est rigoureux et utile ?

C’est là que la reconnaissance académique prend son importance. Non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen d’obtenir un retour critique et constructif. Je ne cherche pas la validation pour le prestige d’un diplôme, mais parce que j’ai besoin d’un cadre qui me permette de structurer mon apprentissage et d’évaluer mes compétences.

Je pourrais parfaitement continuer à explorer la photomicrographie comme je l’ai fait jusqu’à maintenant, en ne me reposant que sur ce que j’apprends en autodidacte. Mes bases scientifiques sont solides, ma soif de connaissances est inextinguible, j’ai envie d’explorer même ce qui est déjà connu, j’adore redécouvrir par moi-même les processus par lesquels les scientifiques sont passés au fil des siècles. Mais j’aimerais aussi accomplir véritablement un objectif plus utile et plus personnel, allant au-delà du partage de mes expériences avec mes lecteurs.

Mais le syndrome de l’imposteur rôde, et parfois, me paralyse. Chaque article que je souhaite rédiger ici fait l’objet d’un véritable débat dans ma tête pour savoir si ce que je veux dire est pertinent ou utile (y compris l’article que vous êtes en train de lire), si cela va dans le sens de l’incitation positive à l’exploration des sciences, ou si, au contraire, je dessert tout ce que je mets en avant simplement parce que je suis autodidacte.

L’absence de validation institutionnelle est sûrement à l’origine de ce syndrome. Et je sais bien qu’il ne disparaîtra jamais totalement, même après avoir obtenu un diplôme, mais il peut être considéré aussi comme un révélateur d’humilité et d’esprit critique, qui sont des caractéristiques indispensables pour “faire de la science”.

Même à la fin de ma carrière de développeur web, je connaissais encore ce syndrome, alors même que je n’ai plus rien à prouver à personne. Maitriser parfaitement un sujet n’épargne pas d’avoir ce sentiment. Mais il est possible de le voir comme un signe d’humilité, me conférant donc une certaine légitimité, sinon dans le domaine que j’explore, mais au moins dans ma capacité à l’explorer. Le syndrome de l’imposteur n’est alors plus un frein, mais un moteur à l’enrichissement intellectuel.

Finalement, cette quête de reconnaissance dépasse largement ma propre expérience. Elle touche toute personne qui, par passion et rigueur, souhaite contribuer à la science sans pour autant en suivre les voies traditionnelles.

Conclusion

L’histoire nous montre que les amateurs ont toujours eu un rôle à jouer dans la science. Pourtant, aujourd’hui, la distinction entre amateur et professionnel reste un obstacle, parfois artificiel ou au contraire vital, qui peut brider la créativité et l’innovation.

Le chemin vers la légitimité est complexe. Il oscille entre la nécessité d’un cadre institutionnel et la reconnaissance du savoir acquis autrement. La science, dans sa forme la plus pure, devrait être accessible à ceux qui ont la passion et la rigueur nécessaires pour l’explorer.

À l’heure où les pseudo-sciences profitent des mêmes canaux de diffusion que les véritables sciences, où la défiance envers les sciences est à la fois la plus manifeste et la plus dangereuse, peut-être que les institutions seules ne sont plus suffisantes. L’humanité vit depuis trop longtemps dans les mythes et légendes, dans les croyances et les superstitions ; cela a un retentissement sur la planète entière, pas seulement sur notre espèce. Je crois qu’il est plus que jamais crucial d’accroitre les rangs des gens de sciences, en ne puisant plus uniquement dans le vivier institutionnel, mais aussi chez les amateurs, et ce, peu importe le domaine scientifique dont on parle.

Il faut que les amateurs puissent faire des propositions allant au-delà des inventaires en augmentant la diversité et la complexité des appels à projets, et que les institutions prennent le temps de filtrer le bon grain de l’ivraie. Comme elles tentent, et parfois échouent malheureusement, de le faire dans leurs propres rangs.

Il ne s’agit pas de permettre à des amateurs d’utiliser le LHC pour tester une idée farfelue, mais de satisfaire la zone grise des amateurs éclairés en quête de projets utiles, et de faciliter la reconnaissance des détenteurs d’idées proprement révolutionnaires2.

D’ici là, la seule certitude est que l’exploration continue.


  1. Citons Zooniverse qui recense un certain nombre de projets, essentiellement portés sur l’astronomie. Le site est en maintenance à l’heure où j’écris ces lignes. ↩︎

  2. Je ne me considère ni comme un amateur éclairé (mais j’y aspire), ni comme détenteur d’une idée révolutionnaire. ↩︎