Penser malgré tout

Philosophie12 min de lecture
Attribution : ChatGPT 4o

Une gêne difficile à nommer

Je sais que ce que je vais écrire ici peut être mal interprété. On pourrait y lire de la prétention, un complexe de supériorité, une forme de plainte mal dissimulée. Je comprends que cela puisse déranger mais ce n’est pas mon intention. Ce que je cherche ici, c’est à mettre des mots, avec justesse et honnêteté, sur une forme de solitude intellectuelle que je ressens depuis longtemps — et que d’autres, peut-être, ressentent aussi sans parvenir à la nommer.

Depuis que je suis enfant, j’ai toujours eu cette impression d’être décalé. Pas simplement parce que j’aimais les livres ou les sciences — beaucoup d’enfants les aiment. Mais parce que je ne comprenais pas pourquoi les autres ne voulaient pas comprendre. Pourquoi ce qui me fascinait ne les effleurait même pas. Pourquoi creuser, penser, questionner semblait si étrange, voire inutile, aux yeux de la majorité.

Avec les années, cette impression n’a pas disparu ; elle s’est approfondie. Et avec elle est née une sensation difficile à supporter : celle d’être de plus en plus seul à penser comme je pense. Non pas seul au monde — je suis aimé, entouré, respecté. Mais seul dans cette manière d’habiter l’existence par la pensée, comme si l’écart se creusait sans fin entre ce que je cherche et ce que le monde valorise.

Ce texte n’est pas un manifeste, ni un règlement de comptes. C’est un repère, peut-être. Une balise posée sur une carte invisible, pour ceux qui, comme moi, avancent en se demandant :

Pourquoi est-ce que les autres ne voient pas les choses comme moi ? Pourquoi ce que je ressens comme essentiel — penser, comprendre, interroger — semble à ce point facultatif pour la plupart ?

J’ai longtemps cru que l’intelligence devait être la norme ; que la curiosité, la réflexion, la remise en question étaient des traits humains fondamentaux. Mais plus le temps passe, plus je me demande si ce n’est pas moi qui suis resté sur la voie d’origine… pendant que le reste du monde a bifurqué. Pourtant, comme le suggère Pascal1, l’homme, même dans sa fragilité, reste un roseau pensant — et c’est peut-être là l’origine de sa grandeur, mais aussi de sa solitude.

Le feu intérieur

Je n’apprends pas par goût du prestige, ni pour remplir une case dans un parcours de carrière. Ce qui me pousse à apprendre, à lire, à explorer, est un besoin vital. Mais ce besoin ne s’arrête pas à moi.

Car oui, il y a un projet, et il dépasse ma seule curiosité. J’apprends pour comprendre, mais aussi pour transmettre : l’envie d’apprendre, l’émerveillement face à la logique du réel, la joie d’articuler ce qui semblait confus.

Apprendre pour moi seul me nourrit, certes ; mais apprendre pour transmettre me relie à quelque chose de plus vaste. Quelque chose qui pourrait, à terme, profiter à d’autres — même si je ne les connais pas, même s’ils ne me lisent jamais, même si tout cela semble inutile à l’échelle du monde. Je peux passer des heures sur des détails que d’autres jugeraient dérisoires — pas parce qu’ils sont impressionnants, mais parce qu’ils témoignent d’une cohérence qui mérite d’être révélée. Cette exigence, que Gaston Bachelard2 plaçait au cœur de la démarche scientifique, suppose d’aller contre l’opinion, contre l’évidence — et donc, souvent, contre les autres.

Et plus j’apprends, plus le besoin s’intensifie. Chaque découverte en appelle une autre. Le savoir ne ferme rien : il ouvre. Toujours.

Ce feu me porte, bien sûr, mais il m’éloigne aussi, parfois sans que je m’en rende compte ; il m’écarte des échanges ordinaires, me rend peu apte aux banalités que la plupart semblent considérer comme essentielles Et bien que je n’aie jamais cherché à m’en extraire volontairement, je ne peux pas nier que ce besoin de comprendre me met souvent à l’écart — tout en continuant à m’habiter profondément.

Je ne le revendique pas comme une supériorité : je le considère comme une responsabilité.

L’indifférence des autres

Une curiosité mal reçue

Plus j’avance, plus je me rends compte que ce besoin de comprendre, que je croyais universel, ne l’est pas. Ce n’est pas simplement que les autres s’intéressent à autre chose ; c’est qu’ils semblent, pour beaucoup, ne rien attendre du réel. Ils traversent le monde sans jamais s’arrêter pour l’interroger, comme si les choses allaient de soi, comme si penser profondément n’avait pas d’utilité.

Je ne parle pas ici d’intelligence brute, ni de capacités manquantes. Je parle de désintérêt actif, presque revendiqué, pour ce qui dépasse l’utile, le pratique, le social. Je parle de cette manière qu’ont certains de traiter la pensée comme une excentricité, la curiosité comme une perte de temps, et l’émerveillement comme un symptôme de naïveté.

Ce n’est pas que je n’ai personne avec qui partager cette énergie. Mon épouse, par exemple, y est sensible, et nos échanges me nourrissent autant qu’ils la transforment. Je partage aussi par l’écriture, à travers mon site, même si je ne sais pas toujours qui me lit, ni si mes mots trouvent un écho. Mais malgré cela, je ressens une forme de solitude, plus diffuse, plus sourde. Une solitude née du regard des autres, souvent surpris, incrédule, ou gêné — comme si le simple fait de prendre ces sujets au sérieux m’éloignait d’un certain contrat social tacite : celui qui dit qu’il ne faut pas trop réfléchir à ce qui n’a pas d’impact immédiat sur la vie quotidienne.

Et parfois, cette gêne ne vient pas de l’entourage proche, mais de l’intérieur même des lieux censés incarner le savoir. Il m’est arrivé de susciter l’étonnement, voire l’incompréhension, chez des responsables pédagogiques, simplement parce que je manifestais un véritable intérêt pour les matières enseignées. Comme si vouloir apprendre pour comprendre, et non pour décrocher un diplôme ou améliorer sa fiche de paie, était devenu une posture marginale. L’enseignement, bien souvent, semble réduit à une transaction : les étudiants y “achètent” un diplôme, les enseignants y survivent, usés, fatigués, désillusionnés. De part et d’autre, le désir de savoir semble avoir été relégué au second plan — remplacé par une logique d’objectifs, de livrables, de validation, de productivité.

Une frustration qui s’accumule

Il m’arrive souvent de me retrouver dans une conversation où un sujet revient, un sujet auquel j’ai déjà longuement réfléchi, parfois même écrit des pages entières. Et je ressens alors une forme de frustration presque comique — comme si, au fond de moi, j’avais espéré que mes pensées, formulées des mois ou des années plus tôt, s’étaient diffusées par magie dans le monde entier. Ce n’est pas de l’arrogance, juste une lassitude étrange à devoir, encore et encore, reformuler ce qui me semble déjà clair, alors que pour les autres, tout commence à peine.

Ce n’est pas un rejet frontal. Ce n’est même pas une hostilité. C’est une forme de désinvolture passive, une indifférence de fond qui finit par user. Il m’est arrivé d’écrire des articles entiers, d’y condenser des mois de réflexions, de les transmettre à des personnes qui m’assuraient les avoir lus. Puis, bien plus tard, d’aborder à nouveau le sujet en conversation… et de constater, presque systématiquement, qu’il n’en reste rien. Aucun souvenir, aucune trace, parfois même aucune reconnaissance du fait que ces idées leur avaient déjà été proposées. Ce genre d’expérience, répété, me blesse plus que je ne l’admets. Pas parce que je cherche la gloire, mais parce que je crois que ce que je partage a du poids, et que le voir ainsi dissous dans l’oubli me donne l’impression d’émettre une pensée sans récepteur.

Et malgré cette solitude, je continue. Je continue à apprendre, à chercher, à remettre en question ce qui semble évident. Parce qu’au fond, le besoin de comprendre est plus fort que l’envie d’être compris.

La crainte du regard des “vrais savants”

Il y a un doute que je n’ai jamais vraiment réussi à dissiper. Il ne vient pas des autres ; il vient de moi. C’est une crainte muette, persistante, parfois paralysante : celle d’être mal perçu par ceux que j’admire le plus.

Je redoute parfois qu’un esprit plus érudit, plus formé, plus légitime que moi, me lise et se dise :

“Ce type ne comprend rien.” “Il se prend pour un penseur.” “Il réinvente mal ce que d’autres ont déjà formulé mieux que lui.”

Je sais que cette crainte est en partie irrationnelle. Mais elle me poursuit. Elle me fait relire mes textes, m’interroger sur chaque formulation, douter de la moindre affirmation, non par manque de rigueur, mais par peur de paraître naïf ou prétentieux.

Et en même temps, je sais que cette peur n’est pas purement fantasmatique. J’ai appris à mes dépens que l’intelligence ne protège pas du mépris. Qu’il existe des esprits brillants mais froids, vifs mais cassants, qui n’accordent aucun crédit à ce qui ne vient pas du bon canal, du bon cursus, du bon cercle. Des gens capables d’humilier avec exactitude, en frappant là où ça fait mal : dans le besoin de reconnaissance, dans l’élan sincère, dans la pensée artisanale.

C’est une position inconfortable. Je sais que je ne suis pas un imposteur. Mais je sais aussi que je ne suis pas dans la norme académique. Je fais comme Montaigne3 : je suis moi-même la matière de mon livre. Ce que je pense n’a pas d’autre autorité que celle de mon expérience, mais c’est aussi ce qui en fait la sincérité. Je suis dans une zone grise : pas ignoré, mais pas reconnu ; pas profane, mais pas officiellement savant ; pas légitime, mais pas illégitime non plus.

Et c’est peut-être cela, le plus difficile à assumer : écrire avec sérieux sans pouvoir se protéger derrière un titre, une institution ou une reconnaissance. Écrire en sachant que ce que je dis peut être juste, mais peut être facilement rejeté. Et que ceux qui pourraient m’aider à progresser sont aussi ceux qui pourraient, d’un mot sec, m’éteindre.

La phrase pivot

Il y a une phrase que je n’ai longtemps pas osé écrire. Pas parce qu’elle est brutale, mais parce qu’elle est claire. Et que la clarté, dans un monde où tout se relativise, passe parfois pour de la prétention.

La voici :

Celui qui regarde avec mépris ne comprend rien à l’humilité qu’exige le vrai savoir.

Je n’ai pas écrit cette phrase pour provoquer. Je l’ai écrite pour me rappeler une chose essentielle : le mépris n’est jamais un signe d’intelligence. Il peut être un signe de culture, de technicité, de compétence même. Mais le mépris est incompatible avec la démarche de compréhension, parce que comprendre exige de suspendre son jugement, d’accepter de ne pas tout savoir, de se rendre disponible.

Cette phrase, je ne l’adresse à personne en particulier. Mais je l’adresse à tous ceux qui oublient que savoir n’est pas dominer. À ceux qui croient défendre la science en ridiculisant ceux qui cherchent sans en avoir les codes. À ceux qui, peut-être un jour, croiseront mon travail en le jugeant naïf, mal formulé, mal situé.

Je ne prétends pas être au niveau des plus grands. Mais je prétends que penser sincèrement vaut toujours mieux que se taire par peur du ridicule. Et cette phrase est mon abri : un rappel que le vrai savoir n’humilie pas, n’exclut pas, n’écrase pas. Il écoute. Il doute. Il construit. Il commence, toujours, par respecter le feu de l’autre.

Penser malgré tout

Je ne me suis jamais vraiment senti à ma place, ni dans les discussions ordinaires, ni dans les cercles savants. J’ai longtemps pensé qu’il valait mieux rester à distance. Mais aujourd’hui, je sais que la seule issue possible, si je veux sortir de l’ombre et cesser d’exister en marge, c’est sans doute d’intégrer enfin un cadre académique. J’y travaille. Peut-être que ça changera quelque chose. Peut-être pas.

Je ne cours pas après les honneurs, mais je ne vais pas faire semblant non plus : j’aimerais qu’on me lise, qu’on me comprenne, qu’on me reconnaisse, au moins un peu. Pas pour valider mon ego, mais pour me sentir moins seul dans cette manière d’habiter le monde.

Parce qu’écrire dans le vide, transmettre sans retour, finit par user. Et même si je continue à parler, j’ai parfois le sentiment que mes mots se perdent en route, qu’ils s’éteignent avant même d’avoir été entendus.

Je ne suis pas là pour briller, ni pour donner des leçons. Mais j’aimerais que ce que je creuse serve à quelque chose. Que ce que j’éclaire éclaire aussi un peu autour de moi.

Il m’arrive d’avoir des images mentales tenaces, des sortes de songes symboliques qui reviennent sans que je les convoque. L’une d’elles me montre debout, à côté d’une colonne infinie de gens marchant avec enthousiasme vers un précipice. J’en arrête un, puis un autre. Je leur dis : ne fais pas ça, tu vas tomber ! Mais ils sourient, et sautent. L’un d’eux, dans ce rêve, me fixe avec dureté et me dit :

Tu ne m’empêcheras pas de penser par moi-même. Tu ne m’empêcheras pas d’être moi. Laisse-moi faire ce que je veux de ma vie.

Puis il saute à son tour.

D’autres fois, c’est la nuit noire qui me revient. Je suis le seul à tenir une bougie. J’entends des voix, des pas, des mouvements autour de moi. Je tends ma lumière pour la partager, mais on l’évite. On s’éloigne en silence. Parfois même avec hostilité. Je sais qu’il existe d’autres bougies, quelque part, mais elles sont trop loin, trop faibles. Je ne peux pas les atteindre. Je ne peux que tenir la mienne, et espérer.

Alors je continue. Pas à n’importe quel prix, mais parce que je ne peux pas faire autrement. Penser, pour moi, est un mode de vie. Et malgré le silence, malgré le doute, malgré l’isolement, je reste fidèle à cette démarche. Pierre Hadot4 disait que pour les Anciens, la philosophie n’était pas seulement un discours, mais un mode de vie — et c’est exactement ce que je ressens. Non par posture, mais parce que je n’ai jamais trouvé de meilleure manière de tenir debout.

Une main tendue

Je ne sais pas si ce que je viens d’écrire trouvera un écho. Peut-être que ce texte sera lu sans réaction. Peut-être qu’il sera ignoré. Peut-être même qu’il dérangera.

Mais je l’ai écrit pour une raison simple : si quelqu’un, quelque part, ressent ce que je ressens, je veux qu’il sache qu’il n’est pas seul.

Je ne cherche pas à créer un mouvement ou à rallier. Je tends simplement une main, dans le noir, en espérant qu’un jour, une autre viendra la frôler, et que de cette rencontre, silencieuse ou explicite, naîtra peut-être une lumière un peu plus stable.


  1. Blaise Pascal, Pensées, fragment 347. ↩︎

  2. Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, 1938. ↩︎

  3. Michel de Montaigne, Essais, livre I, chapitre 20. ↩︎

  4. Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Albin Michel, 2001. ↩︎